Parfois, je crains de ne pas être le héros pour lequel tout le monde me prend.

Les philosophes m’assurent que le moment est venu, que tous les signes sont apparus. Mais je persiste à me demander s’ils ne se sont pas trompés d’homme. Tant de gens dépendent de moi. Ils disent que je tiendrai entre mes mains l’avenir du monde entier.

Que penseraient-ils s’ils savaient que leur champion – le Héros des Siècles, leur sauveur – doute de lui-même ? Peut-être n’en seraient-ils absolument pas choqués. D’une certaine façon, c’est ce qui m’inquiète le plus. Peut-être, au fond de leur cœur, s’interrogent-ils – tout comme moi.

Quand ils me regardent, voient-ils un menteur ?

 

PROLOGUE

 

Des cendres tombaient du ciel.

Contrarié, lord Tresting leva les yeux vers l’horizon rougeoyant de midi tandis que ses serviteurs s’empressaient d’ouvrir un parasol au-dessus de lui et de son illustre invité. Les chutes de cendres n’avaient rien d’exceptionnel dans l’Empire Ultime, mais Tresting avait espéré ne pas voir son veston neuf et son gilet rouge, fraîchement livrés de Luthadel par péniche, tachés par la suie. Fort heureusement, il n’y avait pas beaucoup de vent ; le parasol suffirait certainement.

Tresting et son invité occupaient un petit patio au sommet d’une colline qui surplombait les champs. Des centaines de personnes travaillaient aux cultures sous les chutes de cendres. Tous leurs efforts trahissaient une certaine mollesse – mais bien entendu, les skaa étaient ainsi. Les paysans étaient indolents et improductifs par nature. Ils ne se plaignaient pas, bien sûr ; ils savaient que c’était inutile. Ils courbaient simplement l’échine, s’affairant avec une apathie silencieuse. Le fouet d’un contremaître de passage les contraindrait bientôt à redoubler d’efforts, mais ils retrouveraient leur langueur après son départ.

Tresting se retourna vers l’invité qui lui tenait compagnie sur la colline.

— On pourrait croire, commenta-t-il, que mille années de travaux dans les champs leur auraient appris à se montrer un peu plus efficaces.

L’obligateur se retourna, haussant un sourcil – comme pour souligner son trait le plus distinctif, les tatouages complexes qui marquaient la peau autour de ses yeux. Ces tatouages de belle taille s’étendaient des sourcils aux ailes du nez. C’était un prélan – un obligateur de très haut rang. Tresting possédait ses propres obligateurs dans son manoir, mais ce n’étaient que des fonctionnaires mineurs, affichant à peine quelques marques autour des yeux. Cet homme-ci était arrivé de Luthadel par la même péniche qui avait livré le nouveau costume de Tresting.

— Vous devriez voir les skaa de la ville, Tresting, lui lança l’obligateur en se retournant pour regarder travailler les paysans. En réalité, ceux-ci sont plutôt zélés comparés à ceux que l’on croise à Luthadel. Ici, vous bénéficiez d’un… contrôle plus direct sur les vôtres. Combien diriez-vous que vous en perdez par mois ?

— Oh, une demi-douzaine environ, répondit Tresting. Certains à cause des coups, d’autres de l’épuisement.

— Des fugitifs ?

— Jamais ! Quand j’ai hérité cette terre de mon père, j’ai bien eu quelques fugitifs – mais j’ai fait exécuter leurs familles. Les autres se sont vite découragés. Je n’ai jamais compris les hommes qui ont des problèmes avec leurs skaa : je trouve ces créatures faciles à contrôler, quand on témoigne de la fermeté nécessaire.

L’obligateur à la robe grise hocha la tête en silence. Il paraissait satisfait – une bonne chose. Les skaa n’étaient pas réellement la propriété de Tresting. Comme tous les autres, ils appartenaient au Seigneur Maître ; Tresting ne faisait que louer les travailleurs à son Dieu, tout comme il payait les services de Ses obligateurs.

L’obligateur baissa les yeux pour consulter sa montre de gousset, puis les leva vers le soleil. Malgré les chutes de cendres, il brillait ce jour-là d’un vif éclat cramoisi derrière la noirceur voilée du ciel. Tresting sortit un mouchoir pour s’éponger le front, goûtant l’ombre du parasol qui le protégeait de la chaleur de midi.

— Très bien, Tresting, déclara l’obligateur. Je transmettrai votre proposition à lord Venture, selon votre requête. Il recevra de ma part un rapport favorable quant aux opérations que vous menez ici.

Tresting réprima un soupir de soulagement. Tout contrat ou accord conclu entre des nobles devait être validé par un obligateur. Même un obligateur de bas rang comme ceux qu’il employait pouvait tenir ce rôle – mais il était tellement plus important d’impressionner celui de Straff Venture.

Son visiteur se tourna vers lui.

— Je repartirai cet après-midi par le canal.

— Déjà ? demanda Tresting. Vous ne souhaitez pas rester dîner ?

— Non, répondit l’obligateur. Même s’il y a un autre sujet dont je souhaite m’entretenir avec vous. Je suis venu non seulement sur l’ordre de lord Venture, mais aussi afin… d’enquêter sur certaines affaires pour le Canton de l’Inquisition. Des rumeurs affirment que vous aimez badiner avec les femmes skaa.

Un frisson parcourut Tresting.

L’obligateur sourit ; il pensait sans doute déstabiliser ainsi son interlocuteur, mais ne parvint qu’à le mettre légèrement mal à l’aise.

— Ne vous tracassez pas, Tresting, dit l’obligateur. S’il y avait de réelles inquiétudes quant à vos actions, c’est un Inquisiteur d’Acier qu’on aurait envoyé ici à ma place.

Tresting hocha lentement la tête. Un Inquisiteur. Il n’avait jamais vu ces créatures inhumaines, mais il en avait… entendu parler.

— J’ai eu vent de vos rapports avec les femmes skaa, poursuivit l’obligateur en reportant son regard sur les champs. Ce que j’ai vu et entendu ici indique que vous nettoyez toujours derrière vous. Un homme tel que vous – efficace et productif – pourrait aller loin à Luthadel. Encore quelques années de travail, quelques accords commerciaux bien ciblés, et qui sait ?

L’obligateur se détourna et Tresting se surprit à sourire. Ce n’était ni une promesse, ni même un appui – les obligateurs, dans l’ensemble, étaient davantage bureaucrates et témoins qu’ils n’étaient prêtres – mais entendre de telles louanges de la part des propres serviteurs du Seigneur Maître… Tresting savait que les obligateurs perturbaient certains nobles – et en agaçaient certains autres –, mais, pour l’heure, il avait presque envie d’embrasser son invité de marque.

Il se retourna vers les skaa qui travaillaient en silence sous le soleil sanglant et les flocons de cendres paresseux. Tresting avait toujours été un noble de campagne vivant de sa plantation, rêvant de s’établir un jour à Luthadel même. Il avait entendu parler des bals et des fêtes, du prestige et des intrigues, autant de choses qui l’intéressaient terriblement.

Il faudra que je fête ça ce soir, songea-t-il. Il y avait cette jeune fille de la quatorzième masure qu’il observait depuis quelque temps…

Il sourit de nouveau. Encore quelques années de travail, avait dit l’obligateur. Mais Tresting pouvait-il accélérer les choses en redoublant d’efforts ? Le nombre de ses skaa s’était accru ces derniers temps. En les poussant un peu plus, peut-être pourrait-il engranger davantage de récoltes cet été et remplir son contrat auprès de lord Venture au-delà du nécessaire.

Tresting hocha la tête tout en observant la foule paresseuse des skaa, dont certains s’activaient avec des houes tandis que d’autres, sur les mains et les genoux, déblayaient les cendres des nouvelles récoltes. Ils ne se plaignaient pas. Ils n’espéraient rien. Ils osaient à peine réfléchir. Rien de plus naturel, car c’étaient des skaa. Ils étaient…

Tresting se figea en voyant l’un des skaa lever les yeux. L’homme croisa son regard, une étincelle – non, une flamme – de défi au fond des yeux. Tresting n’avait jamais rien lu de semblable sur le visage d’un skaa. Il recula par réflexe, parcouru d’un frisson tandis que cet étrange skaa au dos bien droit soutenait son regard.

Et souriait.

Tresting détourna les yeux.

— Kurdon ! aboya-t-il.

Le contremaître solidement bâti gravit la pente en courant.

— Oui, milord ?

Tresting se retourna en désignant…

Il fronça les sourcils. Où avait-il donc vu ce skaa ? Lorsqu’ils travaillaient tête baissée, ils étaient si difficiles à distinguer avec leur corps maculé de suie et de sueur. Tresting les balaya du regard, hésitant. Il lui semblait se rappeler où… Mais cet emplacement-là était vide.

Non. Impossible. Cet homme n’avait pu disparaître si vite du groupe. Où serait-il allé ? Il devait être là, quelque part, en train de travailler, baissant à présent la tête comme il se devait. Malgré tout, cet instant de défi apparent était inexcusable.

— Milord ? répéta Kurdon.

L’obligateur, à côté de Tresting, observait la scène d’un air curieux. Il ne serait guère judicieux de lui révéler que l’un des skaa avait agi avec une telle effronterie.

— Faites travailler les skaa de la section sud un peu plus dur, ordonna Tresting en les montrant du doigt. Je les trouve mollassons, même pour des skaa. Battez-en quelques-uns.

Kurdon haussa les épaules, mais hocha la tête. C’était une raison bien légère pour les corriger – mais d’un autre côté, il ne lui en fallait guère plus pour battre les travailleurs.

Après tout, ce n’étaient que des skaa.

 

Kelsier avait entendu des récits.

Des murmures évoquant une époque lointaine où le soleil n’était pas rouge. Où le ciel n’était pas obstrué par les cendres et la fumée, où les plantes ne luttaient pas pour pousser, où les skaa n’étaient pas esclaves. Une époque datant d’avant le Seigneur Maître. Mais elle était désormais quasiment tombée dans l’oubli. Même les légendes devenaient de plus en plus vagues.

Kelsier contempla le soleil, suivant des yeux l’immense disque rouge qui progressait vers l’horizon à l’ouest. Il resta un long moment immobile, seul dans les champs vides. La journée de travail était terminée : on avait reconduit les skaa vers leurs masures. Les brumes allaient bientôt tomber.

Enfin, il se retourna en soupirant pour se frayer un chemin parmi les sillons et les sentiers, zigzaguant entre de gros tas de cendres. Il évitait de marcher sur les plantes – sans trop savoir lui-même pourquoi il prenait cette peine. Les cultures semblaient à peine mériter cet effort. Ces plantes pâles aux feuilles brunes et flétries paraissaient aussi déprimées que les gens qui s’en occupaient.

Les masures des skaa se dressaient sous la lumière déclinante. Kelsier voyait déjà se former les brumes, qui obscurcissaient l’air et donnaient un aspect irréel et impalpable à ces bâtiments en forme de tertre. On laissait les masures sans surveillance ; il n’y avait pas besoin de gardiens, car les skaa ne s’aventuraient jamais dehors à la nuit tombée. Ils redoutaient bien trop les brumes.

Il faudra que je les guérisse de cette peur un de ces jours, songea Kelsier en approchant de l’un des plus gros bâtiments. Mais chaque chose en son temps. Il ouvrit la porte et se faufila à l’intérieur.

Toute conversation s’interrompit aussitôt. Kelsier ferma la porte puis se retourna en souriant pour faire face à la trentaine de skaa présents dans la pièce. Un feu brûlait faiblement en son centre, et on y avait placé un grand chaudron rempli d’eau où flottaient des légumes – les prémices d’un repas du soir. La soupe serait fade, bien entendu. Malgré tout, l’odeur était alléchante.

— Bonsoir, tout le monde, dit Kelsier avec un sourire, posant son sac à ses pieds et s’appuyant contre la porte. Comment s’est passée votre journée ?

Ses mots rompirent le silence et les femmes se remirent aux préparatifs du dîner. Toutefois, un groupe d’hommes installé à une table rudimentaire le fixait toujours avec une expression mécontente.

— Notre journée a été occupée par le travail, voyageur, répondit Tepper, l’un des aînés. Ce que vous vous débrouillez pour éviter.

— Je n’ai jamais été fait pour les travaux des champs, répondit Kelsier. Ils sont bien trop rudes pour ma peau délicate.

Il sourit, levant des mains et des bras quadrillés de couches innombrables de fines cicatrices. Elles couvraient sa peau dans le sens de la longueur, comme si une bête lui avait griffé les bras sans relâche.

Tepper ricana. Il était jeune pour un aîné, et atteignait sans doute à peine la quarantaine – au grand maximum, il ne devait dépasser Kelsier que de cinq ans. Pourtant, son maintien désignait cet homme maigre comme quelqu’un qui aimait le pouvoir.

— Le moment est mal choisi pour faire preuve de légèreté, dit Tepper d’une voix sévère. Quand on héberge un voyageur, on s’attend à ce qu’il sache se tenir et évite d’éveiller des soupçons. Quand vous vous êtes esquivé des champs ce matin, cela aurait pu valoir des coups de fouet à tous les hommes qui vous entouraient.

— C’est exact, répondit Kelsier. Mais on aurait tout aussi bien pu les fouetter pour s’être tenus au mauvais endroit, pour s’être arrêtés trop longtemps, ou pour avoir toussé alors qu’un contremaître passait par là. Une fois, j’ai vu un homme se faire battre parce que son maître affirmait qu’il avait « cligné des yeux avec effronterie ».

Tepper était assis, les yeux plissés et le port très raide, reposant le bras sur la table. Il affichait une expression inflexible.

Kelsier soupira, roulant des yeux.

— Très bien. Si vous voulez que je m’en aille, alors je file.

Il jeta son sac sur son épaule et ouvrit nonchalamment la porte.

Une brume épaisse commença aussitôt à s’engouffrer, flottant paresseusement sur le corps de Kelsier pour se déverser sur le sol et ramper à terre comme un animal hésitant. Plusieurs personnes émirent des hoquets horrifiés, bien que la plupart soient trop stupéfaites pour proférer le moindre son. Kelsier resta planté là un moment, à fixer au-dehors les brumes sombres dont les braises éclairaient faiblement les courants changeants.

— Fermez la porte, demanda Tepper d’une voix plaintive, et non plus autoritaire.

Kelsier s’exécuta et referma la porte pour endiguer le flot de brume blanche.

— La brume n’est pas ce que vous croyez. Vous la craignez beaucoup trop.

— Les hommes qui s’aventurent dans la brume perdent leur âme, chuchota une femme.

Ses mots soulevèrent une question. Kelsier avait-il déjà marché parmi les brumes ? Et si c’était le cas, qu’était-il advenu de son âme ?

Si vous saviez, songea-t-il.

— Bon, ça doit vouloir dire que je reste. (Il fit signe à un jeune garçon de lui apporter un tabouret.) C’est une bonne chose – ç’aurait été dommage que je m’en aille avant d’avoir partagé les nouvelles.

Plus d’un dressa l’oreille à ces mots. C’était la véritable raison pour laquelle on le tolérait – la raison pour laquelle de timides paysans accueillaient un homme comme Kelsier, un skaa qui avait défié la volonté du Seigneur Maître en voyageant d’une plantation à l’autre. C’était peut-être un renégat – un danger pour la communauté tout entière –, mais il apportait des nouvelles du monde extérieur.

— Je viens du nord, déclara-t-il. Des terres où l’influence du Seigneur Maître est moins perceptible.

Il parlait d’une voix claire et les gens se penchaient inconsciemment vers lui tout en vaquant à leurs occupations. Le lendemain, les paroles de Kelsier seraient répétées aux centaines d’occupants des autres masures. Les skaa étaient peut-être soumis, mais c’étaient d’incurables commères.

— À l’ouest, poursuivit-il, ce sont des lords locaux qui gouvernent, et ils sont loin de la poigne de fer du Seigneur Maître et de ses obligateurs. Certains d’entre eux se sont aperçus que les skaa heureux faisaient de meilleurs travailleurs que les skaa maltraités. Un homme, lord Renoux, a même ordonné à ses contremaîtres de ne plus les battre sans en avoir reçu l’ordre. On murmure qu’il envisage de verser un salaire aux skaa de sa plantation, comme celui que reçoivent les artisans en ville.

— N’importe quoi, répondit Tepper.

— Pardonnez-moi, répliqua Kelsier, je ne savais pas que messire Tepper s’était rendu récemment sur les terres de lord Renoux. La dernière fois que vous avez dîné avec lui, vous a-t-il raconté quelque chose qu’il m’aurait caché ?

Tepper rougit : les skaa ne voyageaient pas et ne dînaient certainement pas avec des lords.

— Vous me prenez pour un idiot, voyageur, dit-il, mais je sais ce que vous êtes en train de faire. Vous êtes celui qu’on appelle le Survivant ; vos cicatrices vous trahissent. Vous êtes un fauteur de troubles – vous voyagez d’une plantation à l’autre en semant le mécontentement. Vous mangez notre nourriture, vous racontez vos histoires grandioses et vos mensonges, puis vous disparaissez en laissant les gens comme moi gérer les faux espoirs que vous avez donnés à nos enfants.

Kelsier haussa un sourcil.

— Voyons, messire Tepper, dit-il. Vos craintes sont totalement infondées. Je ne compte pas manger votre nourriture : j’ai apporté la mienne.

Sur ce, Kelsier tendit la main pour jeter son sac par terre devant la table de Tepper. Le sac s’affaissa sur le côté, renversant par terre tout un assortiment de nourriture. Du pain blanc, des fruits et même d’épaisses saucisses fumées s’en échappèrent.

Un fruit d’été roula sur le sol de terre tassée pour aller se cogner légèrement contre le pied de Tepper. Le skaa fixa le fruit avec des yeux stupéfaits.

— C’est de la nourriture de noble !

Kelsier ricana.

— Pensez-vous. Vous savez, pour un homme d’un prestige et d’un rang comme les siens, votre lord Tresting a des goûts étonnamment médiocres. Son garde-manger fait honte à son statut.

Tepper pâlit encore davantage.

— C’est là que vous étiez passé cet après-midi, chuchota-t-il. Vous êtes allé au manoir. Vous avez… volé le maître !

— En effet, répondit Kelsier. Et si je puis me permettre, j’ajouterai que si votre lord a des goûts culinaires déplorables, il a l’œil bien plus affiné pour ce qui est de ses soldats. Ça a été un sacré défi de me faufiler dans son manoir en plein jour.

Tepper fixait toujours le sac de nourriture.

— Si les contremaîtres découvrent ça ici…

— Eh bien, dans ce cas, je vous suggère de tout faire disparaître, dit Kelsier. Je parie que ce sera nettement plus savoureux que de la soupe de légumes diluée.

Une vingtaine de paires d’yeux affamés scrutèrent la nourriture. Si Tepper comptait protester davantage, il tarda un peu trop, car son silence fut interprété comme un accord. Quelques minutes plus tard, le contenu du sac avait été inspecté et distribué, et le chaudron de soupe toujours intact bouillonnait tandis que les skaa dînaient d’un repas bien plus exotique.

Kelsier se rassit, adossé au mur de bois de la masure, et regarda les gens dévorer leur nourriture. Il avait dit vrai le contenu du garde-manger était affreusement banal. Toutefois, ces gens-là ne se nourrissaient que de soupe et de gruau depuis l’enfance. À leurs yeux, le pain et les fruits étaient des mets rares – qu’ils ne mangeaient généralement que sous forme de restes plus très frais rapportés par les serviteurs de la maison.

— Votre récit a été interrompu, jeune homme, souligna un vieux skaa qui s’approcha en clopinant d’un tabouret près de Kelsier pour s’y asseoir.

— Oh, j’aurai bien le temps de le poursuivre plus tard, répondit Kelsier. Lorsque toutes les preuves de mon larcin auront été dévorées. Vous n’en voulez pas ?

— Pas la peine, répondit le vieil homme. La dernière fois que j’ai goûté à la nourriture des lords, j’ai eu des maux de ventre pendant trois jours. Les nouveaux mets sont comme les nouvelles idées, jeune homme : plus on vieillit, moins ils sont digestes.

Kelsier garda un instant le silence. Ce vieil homme n’avait rien d’imposant. Sa peau tannée et son crâne chauve lui donnaient un air de fragilité plutôt que de sagesse. Mais il devait être plus solide qu’il n’y paraissait : peu de skaa atteignaient cet âge-là dans les plantations. De nombreux lords n’autorisaient pas les plus âgés à rester chez eux pendant que les autres travaillaient, et les aînés résistaient très mal aux corrections fréquentes qui constituaient la vie des skaa.

— Comment vous appelez-vous, déjà ? demanda Kelsier.

— Mennis.

Kelsier lança un coup d’œil en direction de Tepper.

— Donc, messire Mennis, dites-moi une chose. Pourquoi le laissez-vous commander ?

Mennis haussa les épaules.

— Quand on atteint mon âge, il faut choisir très prudemment à quoi l’on emploie son énergie. Certaines batailles ne valent tout simplement pas la peine d’être menées.

Le regard de Mennis était lourd de sous-entendus ; il faisait référence à des choses qui allaient bien au-delà de sa propre lutte contre Tepper.

— Alors vous êtes satisfaits de tout ça ? demanda Kelsier en désignant la masure et ses occupants surmenés, à moitié morts de faim. De cette vie de coups et de corvées sans fin ?

— Au moins, c’est une vie, répondit Mennis. Je sais ce qu’apportent le mécontentement et la rébellion. L’œil du Seigneur Maître et la colère du Ministère d’Acier sont bien plus redoutables que deux ou trois coups de fouet. Les hommes comme vous prônent le changement, mais je m’interroge : avons-nous vraiment les moyens de livrer cette bataille ?

— Vous êtes déjà en train de la livrer, messire Mennis. Simplement, vous subissez une défaite atroce. Mais après tout, qu’est-ce que j’en sais ? Je ne suis qu’un sale vagabond venu manger votre nourriture et impressionner vos jeunes.

Mennis secoua la tête.

— Vous plaisantez, mais Tepper avait peut-être raison. Je crains que votre visite ne nous attire des ennuis.

Kelsier sourit.

— C’est pour ça que je ne l’ai pas contredit – du moins, quand il me traitait de fauteur de troubles. (Il marqua une pause et son sourire s’élargit.) En fait, je dirais que cette accusation est sans doute la seule chose juste que Tepper ait dite depuis mon arrivée.

— Comment faites-vous ? demanda Mennis en fronçant les sourcils.

— Quoi donc ?

— Pour sourire autant.

— Oh, c’est seulement que je suis quelqu’un de très heureux.

Mennis baissa les yeux vers les mains de Kelsier.

— Vous savez, je n’ai vu ce genre de cicatrices que sur un seul autre homme – et il était mort. On renvoyait son corps à lord Tresting pour prouver qu’il avait bien reçu son châtiment. (Mennis leva les yeux vers Kelsier.) On l’avait surpris à parler de rébellion. Tresting l’avait envoyé aux Fosses de Hathsin, où il avait travaillé jusqu’à sa mort. Ce garçon n’avait pas tenu un mois.

Kelsier baissa les yeux vers ses mains et ses avant-bras. Ils le brûlaient encore parfois, même s’il était persuadé que cette douleur n’existait que dans sa tête. Il les releva vers Mennis et sourit.

— Vous me demandez pourquoi je souris, messire Mennis ? Eh bien, le Seigneur Maître croit qu’il se réserve le rire et la joie pour lui seul. Je ne tiens pas vraiment à le laisser faire. Cette bataille-là n’exige pas énormément d’efforts.

Mennis regarda fixement Kelsier et, l’espace d’un instant, celui-ci crut que le vieil homme allait lui rendre son sourire. Toutefois, Mennis se contenta en fin de compte de secouer la tête.

— Je n’en sais rien. C’est seulement que…

Un hurlement l’interrompit. Il provenait de l’extérieur, peut-être du nord, à travers les bruits déformés par la brume. Les occupants de la masure se turent, guettant ces faibles cris aigus. Malgré la distance et la brume, Kelsier y percevait la douleur.

Il brûla de l’étain.

Ça lui était devenu facile avec des années d’entraînement. L’étain se trouvait dans son estomac, ainsi que d’autres métaux allomantiques, car il l’avait avalé un peu plus tôt pour pouvoir s’en servir. Il explora mentalement cette réserve, puisant dans des pouvoirs qu’il comprenait à peine. L’étain s’éveilla en lui, brûlant son estomac comme une boisson chaude avalée trop vite.

Le pouvoir allomantique se répandit dans tout son corps, affinant ses sens. Autour de lui, la pièce devint plus nette, et la faible lueur du feu prit un éclat presque aveuglant. Il percevait le grain du bois du tabouret tout proche. La saveur des restes de pain qu’il avait mangés un peu plus tôt. Plus important, il entendait les hurlements avec des oreilles surnaturelles. Deux personnes distinctes criaient. L’une était une femme âgée, l’autre une plus jeune – peut-être un enfant. Les cris de la plus jeune s’éloignaient progressivement.

— Pauvre Jess, dit une femme toute proche dont la voix parut tonitruante aux oreilles affinées de Kelsier. C’était une malédiction pour elle d’avoir cette enfant. Il vaut mieux que les skaa n’aient pas de filles aussi jolies.

Tepper hocha la tête.

— Lord Tresting allait envoyer chercher cette enfant tôt ou tard. On le savait tous. Jess comme les autres.

— Mais quel dommage, commenta un autre homme.

Les hurlements se poursuivaient au loin. En brûlant de l’étain, Kelsier parvint à estimer précisément la direction. La voix féminine se dirigeait vers le manoir du lord. Ces cris réveillaient quelque chose en lui et il sentit son visage s’empourprer de colère.

Il se retourna.

— Lord Tresting est un noble respectueux des lois – il fait tuer les jeunes filles au bout de quelques semaines. Il ne veut pas attirer l’attention des Inquisiteurs.

C’étaient les ordres du Seigneur Maître. Il ne pouvait pas se permettre de laisser en liberté des enfants bâtards – susceptibles de posséder des pouvoirs dont les skaa n’étaient même pas censés connaître l’existence…

Les hurlements faiblirent, mais la colère de Kelsier ne faisait que s’accroître. Ils lui en rappelaient d’autres. Des hurlements de femme surgis du passé. Il se leva brusquement et renversa le tabouret près de lui.

— Attention, mon garçon, dit Mennis d’une voix inquiète. Rappelez-vous ce que je vous ai dit sur la nécessité de ne pas gaspiller son énergie. Vous ne monterez jamais votre rébellion si vous vous faites tuer ce soir.

Kelsier jeta un coup d’œil au vieil homme. Puis, malgré les cris et la douleur, il se força à sourire.

— Je ne suis pas venu parmi vous pour provoquer une rébellion, messire Mennis. Simplement semer un peu le trouble.

— À quoi bon ?

Le sourire de Kelsier s’élargit.

— Une nouvelle ère se prépare. Si vous survivez encore un peu, vous verrez peut-être de grandes choses se produire dans l’Empire Ultime. Je vous remercie tous de votre hospitalité.

Sur ce, il ouvrit la porte et sortit au cœur de la brume.

 

Mennis reposait tout éveillé sur sa couche au petit matin. Plus il vieillissait, plus il avait de mal à trouver le sommeil. Surtout quand quelque chose le tracassait, comme le fait que le voyageur n’ait pas regagné la masure.

Mennis espérait que Kelsier était revenu à la raison et avait décidé de reprendre la route. Toutefois, cette perspective paraissait peu probable Mennis avait vu cette flamme dans les yeux de Kelsier. Quel dommage ce serait qu’un homme ayant survécu aux Fosses trouve ensuite la mort ici, sur une plantation quelconque, en cherchant à protéger une jeune fille que tous considéraient comme déjà morte.

Comment lord Tresting réagirait-il ? On le disait extrêmement dur avec ceux qui perturbaient ses distractions nocturnes. Si Kelsier était parvenu à déranger les plaisirs du maître, Tresting pouvait très bien punir ses autres serviteurs par association.

Les autres se réveillèrent enfin. Mennis resta étendu sur la terre dure – les os endoloris, le dos raide, les muscles épuisés – en cherchant à décider si se lever en valait la peine. Chaque matin, il était à deux doigts de renoncer. Chaque matin, ça lui devenait un peu plus difficile. Un jour, il resterait simplement dans la masure, à attendre que les contremaîtres viennent tuer ceux qui étaient trop âgés ou trop malades pour travailler.

Mais pas aujourd’hui. Il lisait une peur bien trop grande dans les yeux des skaa – ils savaient que les activités nocturnes de Kelsier leur apporteraient des ennuis. Ils avaient besoin de Mennis : ils comptaient sur lui. Il fallait qu’il se lève.

Ce qu’il fit donc. Une fois qu’il eut commencé à bouger, les douleurs de l’âge s’apaisèrent légèrement et il parvint à se traîner hors de la masure pour rejoindre les champs, soutenu par un jeune homme.

Ce fut alors qu’il perçut une odeur dans l’air.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il. Tu sens de la fumée, toi aussi ?

Shum – le garçon sur lequel s’appuyait Mennis – s’arrêta. Les derniers vestiges de la brume de la veille s’étaient dissipés et le soleil rouge se levait derrière le voile habituel de nuages noirâtres qui encombraient le ciel.

— Je sens constamment une odeur de fumée, ces temps-ci, répondit Shum. Les Monts de Cendre sont très actifs cette année.

— Non, répondit Mennis avec une inquiétude croissante. Cette fois, c’est différent.

Il se tourna vers le nord, vers l’emplacement où se réunissait un groupe de skaa. Il relâcha Shum et s’avança en direction du groupe, soulevant poussière et cendre sous ses pas traînants.

Au cœur de ce groupe, il trouva Jess. Sa fille, que tous croyaient enlevée par lord Tresting, se tenait à ses côtés. Les yeux de la jeune fille étaient rougis par le manque de sommeil, mais elle paraissait saine et sauve.

— Elle est revenue peu après qu’ils l’ont emmenée, expliquait sa mère. Elle est venue cogner à la porte en pleurant dans la brume. Flen était persuadé que c’était un spectre des brumes qui se faisait passer pour elle, mais il fallait que je la laisse entrer ! Il peut dire ce qu’il veut, pas question que je l’abandonne. Je l’ai fait sortir à la lumière du soleil et elle n’a pas disparu. Ça prouve que ce n’est pas un spectre !

Mennis s’éloigna du groupe qui grossissait. Personne ne remarquait donc quoi que ce soit ? Aucun contremaître ne vint disperser le groupe. Aucun soldat ne vint recenser les présents comme chaque matin. Quelque chose ne tournait vraiment pas rond. Mennis poursuivit vers le nord, s’approchant du manoir d’un pas inquiet.

Le temps qu’il arrive, d’autres avaient remarqué le tortillon de fumée à peine visible à la lumière du soleil. Mennis ne fut pas le premier à atteindre le bord du petit plateau surmontant la colline, mais le groupe s’écarta pour lui céder le passage.

Le manoir avait disparu. Il n’en restait qu’une cicatrice fumante et noircie.

— Par le Seigneur Maître ! murmura Mennis. Qu’est-ce qui s’est passé ici ?

— Il les a tous tués.

Mennis se retourna. C’était la fille de Jess qui venait de parler. Son visage juvénile affichait une expression satisfaite tandis qu’elle contemplait la maison détruite.

— Ils étaient morts quand il m’a fait sortir, dit-elle. Tous morts : les soldats, les contremaîtres, les lords… tous morts. Même lord Tresting et ses obligateurs. Le maître m’avait laissée quand les bruits ont commencé pour aller voir ce qui se passait. En sortant, je l’ai vu étendu dans son propre sang, avec des coups de couteau dans la poitrine. L’homme qui m’a sauvée a jeté une torche dans le bâtiment quand on est partis.

— Cet homme, demanda Mennis. Il avait des cicatrices sur les mains et les bras, jusqu’au-dessus des coudes ?

La jeune fille hocha la tête en silence.

— Quel genre de démon était cet homme-là ? marmonna l’un des skaa, mal à l’aise.

— Un spectre des brumes, murmura un autre, oubliant apparemment que Kelsier était sorti en plein jour.

Mais il est bel et bien sorti dans la brume, songea Mennis. Et comment a-t-il accompli un tel exploit ?… Lord Tresting avait plus d’une vingtaine de soldats ! Kelsier cachait-il une bande de rebelles ?

Les paroles de Kelsier, la veille au soir, résonnaient à ses oreilles. Une nouvelle ère se prépare…

— Et nous ? demanda Tepper, terrifié. Que va-t-il se passer quand le Seigneur Maître en entendra parler ? Il va croire que c’était nous ! Il va nous expédier aux Fosses, ou peut-être envoyer ses koloss nous massacrer ! Pourquoi ce fauteur de troubles a-t-il fait ces choses-là ? Il ne comprend donc pas les dégâts qu’il provoque ?

— Il les comprend, répondit Mennis. Il nous a prévenus, Tepper. Il est venu semer le trouble.

— Mais pourquoi ?

— Parce qu’il savait que nous n’allions jamais nous rebeller seuls, alors il ne nous a pas laissé le choix.

Tepper pâlit.

Le Seigneur Maître, songea Mennis. Je ne peux pas faire ça. J’arrive à peine à me lever le matin – je ne peux pas sauver ces gens.

Mais quel autre choix avait-il ?

Mennis se retourna.

— Rassemble les gens, Tepper. Il faut qu’on s’enfuie avant que la nouvelle de cette catastrophe atteigne le Seigneur Maître.

— Pour aller où ?

— Aux grottes, à l’est, répondit Mennis. D’après les voyageurs, des rebelles skaa s’y cachent. Peut-être qu’ils nous accueilleront.

Tepper blêmit encore davantage.

— Mais… il faudra qu’on voyage des jours entiers. Qu’on passe des nuits dans la brume.

— On peut faire ça, répondit Mennis, ou rester ici et mourir.

Tepper resta un moment figé, et Mennis crut que le choc l’avait terrassé. Mais il finit par filer rassembler les autres, comme on le lui ordonnait.

Mennis soupira, levant les yeux vers la ligne de fumée paresseuse, et maudit mentalement ce Kelsier.

Une nouvelle ère, en effet.

L'empire ultime
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